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A la recherche du temps présent

Extrait : le dernier Ulysse - (les défricheurs 2021)

Tout serait différent, lui semblait-il à présent, sans vraiment comprendre pourquoi. Il trouvait cet établissement banal et merveilleux jusque dans les moindres détails : ce croissant au goût de beurre trop prononcé, ce café américano trop chaud pour en aspirer la première gorgée, son fumet douceâtre bien dans la norme de la grande confrérie hôtelière des cafés dégueulasses…

Et tout s’imprégna soudain d’une fulgurante, presque brutale, mais clairvoyante sensation de plénitude. Il la reconnut instantanément. Elle s’était déjà imposée au cours de sa jeunesse – une… non deux fois ! se souvint-il en ressentant la disposition d’esprit.

Difficile à saisir… On avait envie de la garder contre soi. Ne plus la lâcher. La comprendre. Il sut dans l’instant qu’elle allait bientôt se dissoudre. Il fallait l’en empêcher !

Et s’imposa le seul élan qui pouvait cette fois la retenir. Il fallait la nommer ! Mauvalant se redressa, prit son mug de café contre lui, ferma les yeux, lâchant toute pensée organisée.

À qui ou à quoi relier cet état soudain ? Était-ce dû aux formes lointaines du cargo qui venait de doubler le cap pour prendre le large vers l’ouest ? Sa minuscule géométrie venait de s’incruster, saphir noir dans le paysage océan. Se pouvait-il que la silhouette gracile de cette femme seule à l’autre bout de la terrasse en soit la cause ? Elle soufflait sur la vapeur brûlante qui s’élevait de sa tasse – du thé, pensa Mauvalant. Ou bien fallait-il imaginer que l’île, en cet endroit, face à l’océan nu, soulevait les pesanteurs du temps ? Forçant l’esprit à s’alléger.

Un nom lui vint : Neuf. Éminemment Neuf. Ce qu’il voyait dans ces instants, ce qu’il sentait, goûtait, touchait ou entendait, tout ce qui composait la trame de son univers, la texture de l’air, les fibres du bois de la chaise, un raisin qui giclait sous la langue, aussi l’immensité volatile du paysage, parcouru du chuchotis, deux tables plus loin, des paroles de cette mère à son enfant, et la brise qui venait visiter la terrasse à l’instant, caressant avant de s’évader vers le large la chevelure ambre de la femme au thé… Tout, absolument tout se revêtait du Neuf.

Le Neuf, ressentait Mauvalant, émerveillé d’avoir pu nommer et retenir cet état de conscience que, plus jeune, il avait essayé de provoquer au cours de longs moments de concentration – en des endroits plus ou moins idylliques, mais cela n’avait eu finalement rien à voir – constituait donc un point précis, un lieu culminant du temps dont il reconnaissait l’évanescence, sans pouvoir la capturer.

Mais comment la retenir ? Au moins un peu… Fallait-il l’enchâsser dans un état d’âme reproductible ? Il pensa : Avec ses haïkus, Aïda faisait ça ! Alors cette sensation du Neuf, au lieu de chercher à la contrôler à tout prix, accepte-là comme elle vient ! C’est une révélation. Ta révélation. Mystique ? Peut-être. D’autres la personnifieraient, en feraient une croyance, la sanctifieraient. Mais toi…

Pénétré de ce souffle qu’il s’en voulait de qualifier de miraculeux – il en parlerait plus tard comme d’un court instant de sidération – Mauvalant finit par admettre ce Neuf comme un simple mouvement d’esprit, hasardeux, soutenu, singulier. Un geste d’âme qui rendait compte d’un privilège fugace, précieux, courtisé par tous, parce qu’inaccessible à la raison ; ce après quoi chacun vagit depuis la première seconde et court jusqu’à la tombe, la sensation du présent.

Ainsi révélée, elle se doubla d’un érotisme souverain, détaché de sa contingence sexuelle.

Il aimait le monde. Et il se dit alors que si lui-même retrouvait cette capacité, ce pouvait être le cas pour d’autres ! Une femme pouvait exister, qui emprunta le même chemin. Tout pouvait renaître ! Castelo avait bien raison. Être victime d’un arbitraire naturel, ne faisait pas de toutes les femmes des bourreaux potentiels.

Reculant sur sa chaise, il s’adossa, serra son mug sur son ventre, résistant à l’envie d’ouvrir les yeux ; il fallait retenir le Neuf.


Ce fut cet instant que Malvina Sand, assise au bout de la terrasse, choisit pour tourner la tête vers l’homme qui buvait son café en solitaire.

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